De l'importation des conflits étrangers : vers une spécificité française ?

Publié le par Le Machiniste

De l'importation des conflits étrangers : vers une spécificité française ?

Dimanche 10 avril 2016, des échauffourées entre une centaine de militants pro-Turcs et pro-Kurdes (affiliés au PKK) sont survenus en plein centre de Montpellier. Certains manifestants ont été blessés et trois interpellations ont eu lieu.

 

L'autorisation d'un rassemblement de militants communautaires violents dont une partie était affiliée ouvertement à une organisation terroriste (PKK) en plein État urgence – en vertu duquel, ne l'oublions pas, des citoyens français pacifiques se sont vus interdire de manifester1 – a de quoi soulever de nombreuses interrogations et inquiétudes. Par ailleurs, qui connaît bien Montpellier – à commencer par votre serviteur qui y a résidé durant cinq années – sait que la Place de la Comédie, sur laquelle ont eu lieu les affrontements, est sans aucun doute le lieu de passage le plus important de la ville, où se mêlent riverains et touristes de passage. Par conséquent, le trouble à l'ordre public, ici flagrant, était donc difficilement évitable et une interdiction du rassemblement par arrêté préfectoral aurait été, a posteriori, tout à fait justifiable.

 

De quoi cet événement préoccupant est-il le nom ?

 

Nous pouvons bien évidemment appréhender cet événement dans sa dimension locale, en y voyant ici les dérives d'un clientélisme communautaire endémique, propre à l'agglomération montpelliéraine. C'est toutefois dans une perspective plus globale que ce dernier devrait à mon avis être traité. En effet, j'y vois personnellement une certaine continuité avec un épisode récent tout aussi inquiétant : les débordements des manifestations parisiennes pro-Gaza de juillet 2014, où des militants pro-palestiniens majoritairement issus de l'immigration afro-maghrébine (en partie salafisés) et des membres de la Ligue de défense juive (LDJ) ultra-sionistes, se sont affrontés rue de la Roquette dans le 11ème arrondissement à Paris2. En effet, dans les deux cas la trame et les fondamentaux sont les mêmes :

 

  • Un conflit / une cause extérieur à la communauté nationale et à son territoire comme élément structurant : Kurdistan turco-syrien / conflit israélo-palestinien ;

  • Le contexte géopolitique du moment comme détonateur (Guerre en Syrie, bombardements à Gaza, etc.) ;

  • Des protagonistes prêtant allégeance à des pays ou des entités étrangères (Turquie, Kurdistan, Israël ou Territoires palestiniens) et revendiquant l'appartenance à des communautés ;

  • Un conflit extérieur de facto délocalisé et rejoué (à basse intensité) dans l'espace public (à la vue de tous) ici en France

 

Nous sommes donc en présence d'une même tendance de fond : l'importation insidieuse sur notre territoire national de conflits extérieurs insolubles. Notons que ce phénomène semble être une spécificité française, ce qui le rend d'autant plus original et insaisissable. En effet, il n'y a à ma connaissance pas un seul pays d'Europe de l'Ouest, comptant en son sein une population immigrée importante, où une telle tendance soit observable. L'on pourrait naturellement s'attendre à ce que des affrontements comparables aient lieu dans des États où le communautarisme est admis et organisé, et non dans une République « une et indivisible » qui ne reconnaîtrait en principe que « la communauté nationale ». L’Angleterre, par exemple, accueille depuis longtemps déjà deux communautés rivales sinon ennemies (communautés indo-pakistanaises), au même titre que l'Allemagne, où nous le savons, de très nombreux immigrés Turcs et Kurdes coexistent. Bien que des tensions communautaires sont sans doute des réalités dans ces pays, elles n'ont en tout cas pas eu le retentissement que pouvait laisser craindre l'ampleur du communautarisme et des forces en présence sur ces territoires. Le « vivre côte-à-côte » compartimenté à l'anglo-saxonne protégerait-il plus facilement de l'importation des conflits que l'illusoire « vivre-ensemble » à la française ?

 

Néanmoins, pour prendre la mesure du phénomène et afin de mieux se représenter sa singularité sinon son absurdité, j'invite le lecteur à se prêter à un petit exercice intellectuel : Imaginons-nous nous autres français appartenant à la communauté des « Français de Turquie » et affrontant en plein centre-ville d'Istanbul (Place Taksim), la communauté des « Allemands de Turquie », sur fond d'une nouvelle dispute sur le statut de l'Alsace-Lorraine. Que diraient ces événements de la réalité de la Turquie en tant qu’État souverain maître chez lui ? Sur son niveau de cohésion nationale ? Sur sa capacité à assurer l'ordre public sur son territoire ? Bien sûr, d'aucuns me rétorqueraient que ces événements seraient tout simplement inimaginables en Turquie (ou ailleurs). Cela sous-entendrait-il que la Turquie, pour ne parler que d'elle, ne serait pas un pays comme les autres ?

 

Cependant, certains pourraient m'objecter que le conflit turco-kurde et le conflit israélo-palestinien ne peuvent pas être mis sur le même plan, en ce sens que le second entretiendrait avec notre pays, pour des raisons historiques, un lien particulier. En effet, la question palestinienne s'est très tôt installée dans le débat public, au moins depuis la création de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1964, portée par une certaine intelligentsia de gauche tiers-mondiste. Par ailleurs, la France, en tant que membre des Nations unies, n'a pas été totalement étrangère à la création de l’État d'Israël (Plan de partage de 1947 et Résolution 181). Enfin, c'est sans compter la présence sur notre territoire d'une communauté juive très ancienne et d'une génération d'immigrés afro-maghrébins issus du Regroupement familial (années 70), lesquelles, bien qu'ayant participé de l'importation du conflit, ont paradoxalement – sans doute du fait de leur relative bonne intégration au corps social (contrairement à l'immigration turco-kurde, plus récente et très endogame) – permis sa relative bonne « gestion » jusqu'à très récemment.

 

Ainsi, comme de nombreux jeunes gens issus de la génération Y non-juif et non-arabo-musulman, votre serviteur a pu grandir avec un conflit israélo-palestinien familier, en ayant le sentiment d'en être partie prenante, en affichant un certain tropisme pour l'une des deux causes. Toutefois, devant l'échec du processus de paix, le conflit a pris progressivement la tournure d'un affrontement ethnico-religieux, au détriment des seuls contentieux politiques et territoriaux. Cette réalité a évidemment rattrapé la société française, en proie à une crise identitaire et à un repli communautaire sans précédent. Les affrontements entre militants pro-palestiniens afro-maghrébins salafisés et membres de la LDJ ultra-sionistes, illustrent bien cette mutation. Désormais, à l'instar des affrontements de la Place de la Comédie, il est pratiquement impossible d'être partie prenante du conflit et de s'identifier à une cause, sans appartenir à une communauté donnée (juive, arabo-musulmane, turque, kurde, etc.), tant les considérations ethnico-religieuses nous dépassent en tant que Français moyens. Nous en sommes donc réduits à devenir des spectateurs passifs et impuissants, sinon les victimes collatérales des échauffourées.

 

Pour conclure on peut dire que nous sommes face à un phénomène inquiétant dont les pouvoirs publics n'ont de toute évidence pas pris la mesure, et ce qui apparaît comme un acte isolé est souvent un très bon révélateur de certaines réalités dont il nous faut tenir compte. Un risque de guerre civile de basse intensité avec une généralisation de l'importation des conflits étrangers n'est désormais plus à exclure. Ainsi la semaine dernière, des organisations communautaires arméniennes et azéries ont appelé à des manifestations devant leurs ambassades respectives à Paris, dans le contexte de la reprise des combats dans la région du Haut-Karabagh3 (territoire azéri occupé illégalement par l'Arménie), en plein état d'urgence. A l'instar de la Rue de la Roquette et de la Place de la Comédie – et en l'ayant vue de mes propres yeux – les manifestants affichaient clairement la volonté d'en découdre et nous n'étions pas loin de l'affrontement physique. Mais qui connaît seulement en France cette région (Haut-Karabagh) et les réalités du terrain ? Enfin, c'est sans compter les vagues de réfugiés et autres migrants provenant de régions instables, qui pourraient facilement, dans un futur proche, importer leurs conflits sur notre territoire. Je pense notamment à certains déplacés syriens, qui s'affrontent déjà dans les camps de réfugiés au Liban, entre pro et anti-Assad, que l'Europe (donc la France) s'apprête à accueillir les bras ouverts.

 

1http://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2016/02/03/la-prefecture-veut-interdire-la-manifestation-de-pegida-a-calais-ce-week-end_4858577_1654200.html

2http://www.liberation.fr/societe/2014/07/15/synagogue-de-la-roquette-a-chacun-sa-version_1064477

3http://www.rfi.fr/europe/20160402-hostilites-combats-haut-karabagh-armenie-azerbaidjan-caucase-sud

Publié dans D'ici et d'ailleurs

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