Retour sur le débat Sapir-Zemmour du 8 juin 2017  : un nouvel électorat  ?

Publié le par Martin Ryan

 

Le 8 juin dernier, Radio Sputnik recevait Jacques Sapir et Éric Zemmour, dans son émission intitulée «  Parade-Riposte  », animée par Édouard Chanot.

Le débat s'articulait autour de la question qui divise depuis longtemps le camp national  : souveraineté ou identité  ? En effet, nombreux sont ceux qui ont tendance à considérer que ces deux notions sont antinomiques, ne pouvant être pensées et comprises que séparément.

Un débat1 entre Jacques Sapir et Jean-Yves Le Gallou (aux positions qui peuvent dans une certaine mesure apparaître comme proches de celles d’Éric Zemmour) organisé en avril 2016, autour de la même question, par Radio Courtoisie et son Libre journal des débats animé par Charles de Meyer, avait pourtant déjà montré, à l'époque, la faillite de cette opposition systématique.

Or la défaite de Marine Le Pen – et d'un camp national-souverainiste élargi – a, hélas  ! fait resurgir cette question, sur fond d'une querelle interne au Front national entre une ligne identitaire, conservatrice, généralement associée au Sud de la France et incarnée notamment par Marion Maréchal Le Pen (aujourd'hui retirée) et une ligne plus sociale, portée par Florian Philippot. La première accusant la seconde d'être responsable de la défaite, en ayant voulu privilégier la «  dédiabolisation  », les questions économiques sociales ou encore une souveraineté «  abstraite  », au détriment des questions identitaires et culturelles, jugées, à tort ou à raison, plus mobilisatrices.

Chacun désigné comme porte-parole respectifs de ces deux visions (rôles quelque peu réducteurs), Jacques Sapir (souveraineté) et Éric Zemmour (identité) ont logiquement accepté de se prêter au jeu.

Il ne s'agira pas ici de trancher la question, tant il apparaît évident que l'identité ne peut pas être pensée intégralement et sérieusement sans la souveraineté et inversement, ce que Jacques Sapir, comme Éric Zemmour, pourraient facilement admettre «  à froid  ».

Mais ce bref échange aura néanmoins permis de soulever de nouvelles questions fondamentales qu'il faudrait sans doute creuser à l'avenir. Je pense notamment au désaccord que manifestent les deux invités à propos de l'électorat de la France insoumise, avec deux points de vue qui ne m'ont personnellement pas convaincu et sur lesquels je voudrais revenir dans cet article.

 

À propos de l'électorat de la France insoumise

Tout d'abord les deux invités s’accordent pour affirmer que la France insoumise a réuni deux électorats différents lors de la présidentielle.

D'après Éric Zemmour, le premier électorat serait composé d'une petite classe moyenne, de fonctionnaires et d'intellectuels, issue en grande partie d'une «  aspiration  » de l'électorat d'un Parti socialiste moribond, ce qui expliquerait logiquement la dégringolade progressive de Benoît Hamon au profit de Jean-Luc Mélenchon, après plusieurs semaines coude à coude à 12–13% de part et d'autre, ce que Jacques Sapir ne conteste pas.

Je suis pour ma part assez septique quant à la réelle nature de cette «  aspiration  » dont parle Éric Zemmour. En effet, Jean-Luc Mélenchon, qui disposait déjà d'un socle électoral d'au moins 10–11% (résultat au premier tour de l'élection présidentielle de 2012), a plutôt bénéficié, selon moi, d'un apport de primo-votants (Jean-Luc Mélenchon est arrivé en tête chez les 18–24 ans avec 30%2) et d'anciens abstentionnistes et/ou indécis. Le Parti socialiste et sa majorité libérale, a été en réalité aspiré essentiellement par Emmanuel Macron et son mouvement, laissant une aile gauche minoritaire à Benoît Hamon et à ses amis «  frondeurs  », sans que des ralliements importants à la France insoumise aient pu se produire dans les proportions aussi importantes que semble le croire Eric Zemmour.

Quant au second électorat de la France insoumise, c'est là que nos deux débatteurs montrent leur premier désaccord. Eric Zemmour part du postulat suivant  : en France, les classes dites «  populaires  » seraient divisées, avec d'un côté une classe populaire française «  de souche  » (et issue de l'immigration européenne), et de l'autre, une classe populaire issue des banlieues et de l'immigration arabo-musulmane.

La première catégorie constituerait le noyau dur de l'électorat du Front national, pendant que l’autre constituerait ce «  second électorat  » de la France insoumise.

Ainsi, admettre comme Eric Zemmour qu'il existerait un vote « communautaire  » significatif en faveur de Jean-Luc Mélenchon, renforcerait l'idée qu'une «  jonction  » entre les électorats populaires frontistes et mélenchoniste, pourtant très proches d'un point de vue socio-économique, serait vaine, tant l'électorat arabo-musulman serait rétif à voter en faveur de Marine Le Pen dès le premier tour. Dans le contexte actuel de querelle de lignes dans le camp national, cela entretient logiquement l'idée que Marine Le Pen n'avait pas grand chose à gagner à «  faire du social  » et que la ligne identitaire, qui était la marque de fabrique du Front national depuis des décennies, devait être privilégiée.

Or, bien que Jean-Luc Mélenchon soit arrivé très largement en tête dans les banlieues, peuplées majoritairement de populations d'origine extra-européenne (relevons au passage l’échec du mouvement Égalité et réconciliation d'Alain Soral, dans sa tentative d'orienter un vote arabo-musulman «  patriote  » issu des banlieues vers le Front national), le taux d’abstention a été extrêmement élevé, ce que n'a pas manqué de rappeler Jacques Sapir. L'élément identitaire, n'en déplaise à Eric Zemmour, n'est donc pas ici déterminant.

Pour son contradicteur, en revanche, les classes populaires qui ont voté en faveur de Jean-Luc Mélenchon, ne seraient pas si éloignées de celles qui ont choisi le Front national, socialement et géographiquement parlant. En effet, dans les deux cas, les études montrent qu'il s'agit d'une population ouvrière, précaire et/ou déclassée, présente essentiellement dans le Nord et l'Est du pays, mais aussi dans le Sud-Ouest (vallée de la Garonne), ce qui inviterait à parler d'une «  France périphérique de gauche  » à propos de cet électorat de la France insoumise. Jacques Sapir va ensuite plus loin en émettant l'hypothèse que Jean-Luc Mélenchon ait pu «  mordre  » sur un électorat qui s'apprêtait à voter pour Marine Le Pen, ce qui expliquerait la poussée de ce dernier dans la dernière semaine de campagne. Ainsi, en tentant de démontrer une porosité entre la France insoumise et le Front national au niveau de leurs électorats populaires similaires, Jacques Sapir laisse entendre, même s'il ne le dit pas explicitement, qu'une «  jonction  » est au contraire possible, ce qui viendrait par conséquent conforter les tenants d'une «  ligne sociale-souverainiste  » et donner tort à Eric Zemmour.

Toutefois, à aucun moment Jacques Sapir ne tente d'expliquer réellement, ce qui a poussé cet électorat socialement et géographiquement compatible avec le Front national, à choisir in fine Jean-Luc Mélenchon plutôt que Marine Le Pen au premier tour, et, surtout, pourquoi le report de voix en faveur de la candidate frontiste a été si faible au second (seul 9% des électeurs de la France insoumise ont voté en faveur de Marine Le Pen au second tour).

Je pense qu'en réalité, ce deuxième électorat de la France insoumise, bien que proche de celui du Front national sur le plan social et géographique, est en réalité totalement incompatible avec celui-ci, mais pour des raisons différentes que celles proposées par Eric Zemmour. En effet ni ce dernier, ni Jacques Sapir ne semblent prendre en compte dans leurs analyses, certains traits psychologiques qui structurent le vote (deux électorats confondus) France insoumise.

A l'instar d'Emmanuel Macron, tout le talent de Jean-Luc Mélenchon aura été, à mon sens, de répondre parfaitement à une demande très présente dans la population française, son mouvement ayant été le seul à pouvoir satisfaire un «  segment de marché  » bien identifié, qui n'aurait pu être capté par aucune autre formation politique.

Bien sûr, aucune étude sociologique sérieuse n'a encore été menée pour tenter d'expliquer ce phénomène, mais une certaine observation du réel et des réflexions plus anciennes m’incitent néanmoins à proposer des éléments de réponse, que la pensée abstraite d'un Jacques Sapir et la hantise anti-islam d'un Eric Zemmour auraient peut-être du mal à saisir.

 

Qui est réellement le «  nouvel  » électeur de la France insoumise en 2017  ?

Comme je l'ai souligné plus haut, la France insoumise disposait déjà d'un électorat historique d'au moins 10–11% (résultat de la présidentielle 2012), qui n'était déjà plus compatible depuis longtemps avec le Parti socialiste d'après 1983 (ni, bien entendu, avec le Front national). Mais si Jean-Luc Mélenchon a réussi à atteindre un résultat de près de 20%, c'est à mon avis grâce à un «  nouvel  » électorat jeune, fait de primo-votants, dont il a été le seul à comprendre la psychologie et les attentes profondes. Je ne crois donc ni en un ralliement significatif de l'aile gauche du Parti socialiste et/ou d'un vote populaire «  communautaire  » au socle historique, ni en l'existence d'une frange d'électeurs interchangeables entre la France insoumise et le Front national.

Le «  nouvel  » électeur de la France insoumise pourrait être un individu jeune, précaire et/ou déclassé, mais néanmoins à l'abri de la grande pauvreté. Angoissé par l'avenir et «  indigné  » certes, mais qui a dans le même temps un grand besoin d’idéal et d'optimisme, à la différence de l'électeur frontiste classique, sans doute plus réaliste et pragmatique, voire désabusé. Cela expliquerait peut-être cette propension à compenser l'inconfort matériel et l'absence de perspectives sociales par le divertissement culturel grégaire, à l'image du rassemblement Nuit debout. Ainsi, s'il partage une certaine radicalité avec le Front national et des préoccupations existentielles similaires, il a néanmoins le sentiment que ce dernier pourrait menacer son hédonisme compensateur, ce que le pousse préventivement à sacrifier sa situation matérielle (acceptation de la précarité) pour sauver sa fête libertaire (report de 50–52% en faveur d'Emmanuel Macron au second tour).

La question reste évidemment à creuser  ; peut-être une étude sociologique approfondie sur le concept de «  bomeur3  » - fusion de «  bobo  » et de «  chômeur  » inventée par Nathanaël Rouas en 2014 – est-elle à envisager, ainsi que la recherche d'une «  génération Ruffin  », venant rejoindre Les Nouveaux Enfants du siècle4 d'Alexandre Devecchio.


 

1https://www.youtube.com/watch?v=pgKiQ02v9Xs

2https://www.publicsenat.fr/article/politique/presidentielle-la-sociologie-du-vote-59189

3Nathanaël Rouas, Le bomeur, une vie de bobo chômeur, Robert Laffont, 2014

4Alexandre Devecchio, Les Nouveaux Enfants du siècle, Éditions du Cerf, 2016

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