Projet de loi El Khomri 2016 : rétrospectives et tendances lourdes

Publié le par Le Machiniste

Projet de loi El Khomri 2016 : rétrospectives et tendances lourdes

Années 1980-2006 : la génération Y grandit, l’État républicain se meurt

 

Comme beaucoup de jeunes Français nés à la fin des années 80 (la génération dite Y1), j'ai grandi avec l'idée que seul l’État avait la légitimité historique pour porter le projet économique et social de notre pays, et que celui-ci (le projet), ne pouvait être traditionnellement que républicain, avec une courroie de transmission : l'école de la République. Quelques notions clés sont au fondement de ce modèle en termes économique et social :

 

  • Existence d'une « égalité au départ » (égalité des chances, absence de privilèges) et d'une « inégalité à l'arrivée » (mérite, ascenseur social) ;

  • Corps social à deux dimensions indissociables : un homo economicus (travailleur salarié, individu) et un homo politicus (citoyen, homme collectif) ;

  • Absence de corps intermédiaires (rien entre le citoyen et l’État).

A la fin des années 80, ce modèle est déjà contesté et la critique bien installée. Le premier courant à porter la critique s'est construit au cours des années 70, notamment avec la pénétration des sciences sociales (sociologie) dans les affaires publiques, et l'héritage conceptuel et idéologique de Mai 68 (pédagogismes) : le modèle républicain serait trop vertical (voire autoritaire) et inégalitaire à la base (instrumentalisation du travail sociologique de Pierre Bourdieu), et la méritocratie tricheuse. Parallèlement, s'est développée une critique plus « libérale », dans un contexte de fin de la Guerre Froide (chute du Mur de Berlin), de dérégulation et financiarisation (thatchérisme) et de globalisation et perte de souveraineté (construction européenne), auquel la France n'a pas échappé : le modèle républicain serait incompatible avec le développement de l'ultra-libéralisme, « liberticide » (réglementations, normes), rétif aux valeurs marchandes et complexé vis-à-vis de l'argent. Notons au passage que ces deux courants ne sont pas inconciliables et se retrouvent très bien dans ce que l'on n’a pas tardé à appeler le « libéralisme-libertaire ». Enfin, des effets pervers et des dérives de l’État républicain se sont faits ressentir : naissance d'une nouvelle aristocratie, non plus issue de la société d'ordre d'ancien régime, mais de la méritocratie républicaine des grandes écoles (ENA, Science Po, Polytechnique) elle-même.

 

A la fin du septennat du « Roi fainéant » Jacques Chirac, l'édifice républicain est donc en crise de légitimité profonde, en tant que seul porteur du projet économique et social. De plus, le pays semble bloqué, en panne et à bout de souffle. Toutefois, a posteriori, les institutions apparaissent encore solides, et, sur le plan économique, l’État semble encore avoir les moyens de ses ambitions : par conséquent l'urgence est sans doute plutôt au renouvellement des élites et à certaines réformes dans la continuité républicaine, qu'à une rupture radicale et un changement de modèle. Mais il faut prendre en compte l'émergence d'une société civile, qui s'était structurée à travers les éléments de critique « libérale-libertaire » mentionnés plus haut, dont les candidats à l’élection présidentielle de 2007 ont tenté de capter les énergies à leur profit.

 

 

2007-2015 : fin de l’État républicain, la société civile tente de prendre le relais

 

A son arrivée au pouvoir en mai 2007, Nicolas Sarkozy ne choisit donc pas la réforme dans la continuité républicaine, mais la rupture, en s'appuyant sur une partie de la société civile en ébullition. Deux mouvements de fond structurent alors celle-ci et font pression sur le politique portant le projet économique et social par le bas. La première tendance, majoritaire dans l'opinion en 2007, permet à Sarkozy « l'Américain » de s'imposer, l'autre, quant à elle, se structure logiquement à travers l'opposition.

 

- Un modèle « libéral » d'inspiration anglo-saxonne : valeur travail (« travailler plus pour gagner plus »), individualisme (consumérisme, libre-entreprise), inégalité à l'arrivée (méritocratie de l'argent), moins d’État (baisse des impôts, moins de dépenses publiques), l'entreprise (de toute taille) et les écoles de commerce comme auxiliaires et relais.

- Un modèle « égalitariste » de gauche : protection sociale (salaire minimum, « acquis sociaux »), État providence (dépense publique), syndicalisme, égalité au départ et à l'arrivée (« égalitarisme » et « culte de la médiocrité »), l'université (hors médecine) et les milieux associatifs comme auxiliaires et relais.

 

À y regarder de plus près, on se rend compte que ces deux tendances, radicalement opposées en apparence sur la forme, partagent en réalité un point commun essentiel : l'absence de références authentiquement républicaines et de verticalité. En effet, dans les deux cas, c'est la société civile qui est le moteur du projet économique et social. A droite, l’État est perçu comme un frein, un obstacle à la libre-entreprise (« l’État prédateur »). A gauche, l’État est présent, mais uniquement comme un régulateur et protecteur (« État-nounou », nanny state) non plus comme un organisateur et un prescripteur. De plus, de nouveaux corps intermédiaires apparaissent avec cette société civile (entreprises, universités, milieux associatifs, etc.). Par conséquent, plutôt que de modèles alternatifs au projet républicain, il serait sans doute plus juste de parler de modes de gestion horizontaux, complémentaires, pour un modèle de société « libérale-libertaire » niveleur. Ainsi, celui-ci est tout à fait compatible avec l'horizon indépassable de la classe moyenne généralisée, consommatrice et gérée par des techniciens.

 

Après avoir réussi à capter l'énergie du premier mouvement de fond majoritaire de la société civile pour remporter l'élection présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy se retrouve progressivement confronté à plusieurs difficultés de taille : tout d'abord, le début de la crise financière (2008) et de nouvelles concessions faites à l'Union européenne en terme de souveraineté (Traité de Lisbonne), qui achèvent de mettre à mort l’État républicain ; ensuite, la montée en puissance de la tendance alternative qui se structure peu à peu avec l'opposition et qui conteste ouvertement le mode de gestion sarkozyste. Dans ce contexte, il est impossible pour Nicolas Sarkozy de mettre en place les réformes structurelles nécessaires qui auraient pu lui permettre d'appliquer son programme économique. Au contraire, la société se clive de plus en plus (clivage aggravé par le style et les prises de position de Nicolas Sarkozy) et la cohésion nationale est en danger. Ainsi, à l’élection présidentielle de 2012, François Hollande parvient logiquement à capter la seconde tendance de la société civile qui s'est structurée dans l'anti-sarkozysme. Bien sûr, il ne reviendra pas au modèle républicain classique et ne mettra jamais en place son programme, inapplicable dans un contexte de crise économique aggravée et de perte de souveraineté. Dans la première moitié de son quinquennat, il abandonnera purement et simplement la question économique et sociale au profit de dérivatifs sociétaux (mariage pour tous, droits LGBT) pour tenter un faux-retour à travers une sorte de blairisme troisième voie à la française (politique de l'offre) par le truchement de son premier ministre Manuel Valls.

 

 

2016 : ni société civile, ni République.

 

Comme en 2007, l’État républicain se retrouve en crise de légitimité et en crise économique. Mais une différence importante est à relever : plus qu'une critique du « système » et des institutions, c'est l'ADN même de la classe politique et de l'ensemble des élites du pays (journalistes, prescripteurs d'opinion, etc.) qui est attaqué. D'ailleurs, le besoin de retour à une République authentique, verticale (autoritaire même), se fait de plus en plus sentir dans le discours contestataire, ce qui n'était pas le cas à la fin du septennat de Jacques Chirac, lequel va paradoxalement jusqu'à susciter une certaine nostalgie. En effet, cet État républicain, certes à bout de souffle en 2007, était néanmoins structurant et répondait, du moins symboliquement, à certaines attentes profondes du peuple français en s'inscrivant dans une continuité historique. Par ailleurs, les tendances portées par la société civile, développées plus haut, n'ont pas réussi à s'imposer durablement dans la société française. Manuel Valls l'a bien compris en développant une rhétorique autoritaire faisant constamment référence à la « République », mais l’État n'a plus ni les moyens (perte de souveraineté) ni la conviction pour revenir à un projet économique et social authentiquement républicain. Le projet de loi El Khomri pour la réforme du droit du travail offre un bel exemple de cette impuissance doublée d'une imposture : un État en faillite se pose comme le seul porteur du projet, au mépris de la société civile ; de l'égalitarisme oui, mais dans la précarité. De la valeur travail certes, mais sans récompense (« travailler plus pour gagner moins »).

 

Assistons-nous à la destruction programmée de la société civile sous le faux retour de l’État ?

 

1http://la-centrale-a-idees.over-blog.com/2016/02/la-generation-y-ou-la-fin-de-l-insouciance.html

Publié dans D'ici et d'ailleurs

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E
Un regard très pertinent sur l'actualité !
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